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Roman – Destiny

Atteindre à l’ordinaire de la vie est exploit extraordinaire pour des millions de personnes.

C’est ça que nous explique Destiny, ce magnifique roman de Pierrette Fleutiaux, dans toute son imperfection, dans toute sa maladresse et dans toute sa sensibilité. Les sans-papiers, les SDF, les pauvres, les illettrés ne sont pas les exceptions. Les exceptions, c’est nous, les quelques humains qui avons le luxe de pouvoir nous plaindre de la banalité de notre existence.

Destiny

 

En écrivant ce livre, en faisant ce choix conscient, en tant que femme blanche et aisée, de prendre la plume pour décrire la lutte d’une femme noire immigrée sans papier, mère de six enfants, à la culture, au vécu et au point de vue tellement éloigné du sien, Pierrette Fleutiaux montre qu’on a le droit d’écrire pour les autres, que ce n’est pas interdit d’essayer de retranscrire les difficultés que vivent ces milliers de personnes tous les jours, même si on ne peut pas comprendre ce qu’ils vivent et qu’on ne se détachera jamais complètement du paradigme dans lequel on s’est développé, des préjugés que l’on a sur toute chose.

Destiny est cette personne que l’on croise tous les jours dans les couloirs du métro, cette personne qui parle fort au téléphone dans une langue inconnue dans le RER, cette autre qui attend au Western Union pour envoyer de l’argent à sa famille, ou encore celle qui fait le ménage au noir pour essayer de vivoter en attendant qu’on l’accepte dans ce pays qui est pourtant déjà le sien.

 

Pierrette Fleutiaux raconte ce qu’elle a vécu. Elle raconte comment elle s’est sentie impliquée dans le devenir d’une femme rencontrée au hasard, et comment pourtant elle n’a jamais tout à fait réussi à la comprendre malgré plusieurs années d’amitié.

 

Ce roman, c’est un testament de la faiblesse de chacun d’entre nous. Notre impuissance à appréhender comment vivent ces personnes si différentes de nous.

« Tu es déjà allée dans un McDonald’s ? » a demandé Anne. C’était à peine une question. Restauration rapide, à la portée de toutes les bourses. Bien sûr que Destiny devait connaître. Mais Destiny a secoué la tête. Trop cher, a-t-elle dit. Evidence.

Le McDo est à la portée de toutes les bourses, encore faut-il en avoir une.

 

C’est aussi une leçon d’humilité. Anne, la narratrice blanche, comprend qu’elle n’est pas supérieure à cette femme, mais doit apprendre tous les jours à chasser cette impression fugace qui lui dit qu’elle sait mieux que Destiny, qu’elle lui est indispensable, qu’elle en a la charge. Elle s’efforce de garder sa place d’alliée, de ne jamais se placer au-dessus de Destiny, d’être là pour elle en cas de besoin sans lui imposer son point de vue pour autant.

Bien sûr [que Destiny] n’est pas née avec sa rencontre avec Anne : elle vit en Europe depuis plus de six ans. Dans la strate terrestre où elle évolue, celle de l’Homo sapiens pauper pauperrimus, elle a baccalauréat, licence et agrégation, elle est largement diplômée dans presque toutes les sciences qui s’y enseignent. Toutes ces sciences qui s’y apprennent, de gré ou de force, à l’université de la grande misère.

 

Et surtout, Anne décrit la force inépuisable de cette femme, qui veut à tout prix exister dans un pays qui pourtant ne fait que la tolérer.

Avoir un destin, c’est jouir d’une existence reconnue, admise. C’est se regarder dans un miroir et pouvoir dire « je suis moi ». C’est ne pas être un grain de poussière foulé aux pieds, une miette balayée au gré des caprices d’autrui. Ne pas être un dommage collatéral des guerres, une chair vivante coincée dans les rouages d’obscurs conflits de gangs ou de non moins obscures raisons d’Etat. (…) C’est marcher sans peur, ne pas guetter des bombes dans le ciel, des explosifs sur les passants. Travailler, faire les courses, conduire ses enfants à l’école. Aller au parc. L’ordinaire.

Atteindre à l’ordinaire de la vie est justement un exploit extraordinaire pour Destiny, c’est un exploit extraordinaire pour des millions de personnes.

 

Destiny est animée par une puissance surnaturelle. Elle est clairvoyante, bien plus qu’Anne sur beaucoup de points. Et pourtant, elle semble parfois enfantine dans ses espoirs et dans sa manière d’appréhender le monde. Cette innocence avec laquelle elle aborde son quotidien, c’est sa force, et elle a confiance en son avenir et en celui de ses enfants :

Elle ne dit pas : « je voudrais que Kelvin devienne pilote » ou : « j’espère que Kelvin sera pilote », ni même « Kelvin veut être pilote plus tard. » Elle dit : « Kelvin will be a pilot. »

 

C’est bien dans ces moments-là que les deux femmes ne peuvent pas se comprendre. Destiny change d’avis toutes les cinq minutes, n’arrive pas à garder, comme le souhaiterait Anne, les logements sociaux minables qu’elle parvient à obtenir, ne maîtrise pas les protocoles sociaux. Anne, elle, a les pieds sur terre, elle pense en termes d’argent, en termes de réseau et d’entourage social, en termes d’intégration.

Il y a cinq millions de chômeurs dans ce pays où elle veut tant travailler et gagner sa vie.

Des jeunes de nationalité française, pourvus d’années d’études et de famille n’arrivent pas à traverser la muraille du marché du travail. Des adultes dotés d’années d’expérience se voient rejetés par-dessus la même muraille. Comment pense-t-on qu’une migrante sans éducation ne parlant pas la langue et chargée de trois enfants en bas âge, qu’une migrante n’ayant à proposer que son expérience des territoires de l’enfer et son immense courage, puisse trouver du travail en moins de quatre mois ?

 

Et enfin, voilà ce que je n’oublierai pas de ce livre, ce que je comprends en théorie mais que je ne pourrai jamais vraiment comprendre : tout ce que je sais, tout ce que j’imagine de la vie des personnes comme Destiny, est forgé par des films, des lectures, des images, et je relie tout ça avec mon imagination. Mais jamais je ne saurai ce que ça fait de ne pas être née en France, de manquer d’argent, de ne pas être blanche, d’avoir dû quitter sa famille avec l’espoir d’une vie meilleure, d’avoir été témoin d’une guerre, d’avoir subi des violences physiques et psychologiques comme cette femme et tant d’autres personnes dans le monde.

Anne a rencontré Destiny avec en elle tout un monde de références culturelles qui clignotent incessamment, au milieu desquelles avance son tout petit véhicule d’expérience personnelle.

L’expérience personnelle est tout ce que possède Destiny, mais c’est un océan, dont jamais Anne ne pourra explorer toutes les dimensions.

 

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