Démons, de Lars Norén, est une pièce qui ne peut pas laisser indifférent.
L’auteur nous met face à une histoire sordide et profondément humaine en même temps, dégoûtante et belle, qui dépeint la lassitude et la fatigue de quatre êtres qui n’arrivent plus à trouver leur bonheur que dans la souffrance et la destruction. Les quatre personnages recherchent désespérément de l’aide en s’accrochant aux autres mais n’arrivent finalement qu’à se faire tomber mutuellement dans les abîmes de la noirceur et de la saleté. Comme beaucoup de scandinaves (ou peut-être est-ce un apriori de ma part), Lars Norén n’a pas peur de choquer, de répugner. Il va même jusqu’à indiquer dans les didascalies que ses personnages ont des rapports sexuels sur scène – toujours violents et brutaux. Les personnages ont perdu et recherchent à tout prix la sensualité ; ils n’arrivent qu’à reproduire encore et encore des gestes sexuels qui ne leur apportent pas de réelle satisfaction. C’est cru et grossier, parce qu’ils n’arrivent plus à ressentir de connexion avec qui que ce soit.
Katarina et Frank s’aiment profondément, et se détestent tout autant.
« Ou je te tue ou tu me tues, ou on se sépare, ou on continue comme ça. Choisis ! » (Katarina, scène I)
C’est bien ça le problème. Ils choisissent constamment de continuer comme ça. Ils n’arrivent plus à vivre l’un sans l’autre et à se détacher de cette relation qui les consume en bien et en mal. Ca fait maintenant 9 ans qu’ils sont ensemble. Comment se définir seul quand on se connaît depuis tant de temps ?
« Ne vois pas ça comme une menace, mais si tu veux, je serai ta femme la vie entière. » (Katarina, scène I)
L’un avec l’autre, ils savent qu’il ne seront jamais déçus, au moins. Ils savent qu’ils trouveront toujours auprès de l’autre leur quota de souffrance. Ils savent qu’ils sont les seuls à savoir se haïr autant, et qu’ensemble, ils n’ont pas à faire semblant d’être heureux. Ils peuvent se dire très exactement ce qu’ils ressentent. Ils connaissent également chacun leurs failles et leurs frustrations qu’ils n’assument que l’un avec l’autre. Finalement peut-être que l’erreur était d’ouvrir leur intimité à un autre couple, car ils n’ont pas pu s’empêcher de les aspirer dans leur mal-être et de leur permettre de s’insérer dans les failles et de les agrandir.
Malgré tout, je reste un peu sur la réserve avec cette pièce. La surenchère de vulgarité (ou peut-être plutôt obscénité) ne m’a pas totalement convaincue. Surtout, je me demande s’il n’aurait pas été plus intéressant que Jenna et Tomas, l’autre couple, ne soient pas plus ordinaires. Dès le début, je n’ai pas compris comment ils pouvaient rester de marbre en assistant à ces paroles venimeuses échangées. Jamais ils ne semblent être choqués de l’extraordinaire nature des gens qui se trouvaient en face d’eux, comme si c’était normal que deux personnes se déchirent en public de cette manière si obscène, si malsaine, sans aucune retenue. Et si au début ils ne vont pas dans leur sens pour autant, ils finissent par adopter un comportement similaire à celui de leurs hôtes et se déchirent eux aussi, Tomas avouant à sa femme qu’il ne peut plus la supporter.
« Je n’ai pas l’intention de m’enfuir ! Putain, je reviens toujours à la maison, tu le sais bien ! D’ailleurs je n’ai pas découché une nuit en douze ans de mariage !… Qu’est-ce que tu crois qu’il peut se passer ? ! Je ne peux pas voir d’autre tête que la tienne ? ! Qu’est-ce que t’as ? Je peux quand même parler d’autre chose que des enfants, avec qui ils ont joué et leur putains de parents et leur gueule le matin et leur air bizarre. Tu n’arrêtes pas de déblatérer sur les autres, mais nous on est tellement bien ! Hein ? On est bien ? On est vraiment bien ! » (Tomas, scène VII)
J’aurais trouvé ça plus intéressant si au début de la pièce, les invités avaient été dans une dynamique vraiment plus tranchée de résistance à l’auto-destruction de Katarina et Frank, basculant au fil de la pièce vers la révélation de leur vraie nature, tout aussi perverse et monstreuse. Cependant, le lecteur est directement placé face à quatre fous, et à partir de là, je trouve plus difficile de vraiment se sentir concerné par le propos qui pourrait, si il était traité plus subtilement, toucher beaucoup de spectateurs.
Dans le texte très très adapté de Lorraine de Sagazan, que j’ai vue avant de lire la pièce entière, j’avais apprécié justement ce fort contraste entre un public de quidams mis face à face avec un couple dévasté et totalement excentrique. On se retrouvait justement dans la peau de gens “banals” qui se retrouveraient spectateurs d’une situation extrême sans savoir comment réagir, riant nerveusement de manière incessante faute de mieux. Même si j’étais à distance de l’histoire à proprement parler à cause de la forme même de théâtre choisie (quand les acteurs interagissent avec le public, on est sans arrêt extirpé de l’histoire pour observer l’acteur en tant que professionnel et plus en tant que personnage) j’avais davantage ressenti la véritable humanité et l’amour de ces deux êtres.
En fait, dans Démons, comme tout le monde est fou, on cesse d’accorder du crédit aux personnages, et on part du principe que de toute façon, ils sont bizarres. Malgré cela, la plume est très souvent très belle, en tout cas dans la traduction de Louis-Charles Sirjacq et Per Nygren.
Katarina – Tu n’arrêtes pas de me rendre malheureuse. Angoissée… et si bouleversée. Et vide… Je ne veux que fuir… En arrière… En arrière…
Frank – Où ?
Katarina – Vers toi.