Sur Youtube, il y a des vidéos de chats et de gens qui tombent par terre, et des clips musicaux. Mais pas que. Il y a aussi des centaines, des milliers de créateurs qui passent des heures à créer des vidéos au contenu riche et varié, pour parler de leur domaine de prédilection. Que ce soit les sciences, la philosophie, l’histoire, la linguistique, le développement personnel, la sociologie, la politique ou des contenus un peu moins intellectuels mais tout aussi travaillés comme des sketchs, des analyses de vidéos, des courts-métrages, tous les sujets ont leur spécialiste et ont souvent pour objectif de livrer à leur public une plus grande perspective sur la vie, et d’adapter la transmission du savoir aux technologies actuelles. Vous pourrez trouver à la fin de cet article une liste de vidéastes que j’adore. (Et d’ailleurs, si vous avez des suggestions à me faire, je suis intéressée).
Pour en venir au sujet de cet article, j’ai récemment regardé une vidéo de Linguisticae, un linguiste, comme son nom l’indique, dont je vous recommande la chaîne. Il fait souvent des vidéos de qualité, bien que je lui reproche parfois de ne pas suffisamment nuancer ce qu’il y affirme. Je vous le conseille donc, même si je ne vais pas forcément être tendre avec lui dans cet article. Vous devriez notamment voir sa vidéo sur la réforme de l’orthographe, qui, même si elle est de mon point de vue un peu trop unilatérale, a au moins le mérite de dire autre chose que tout ce qu’on a pu entendre à ce sujet dernièrement.
La vidéo que je vais commenter s’appelle « Les français ont-ils un problème avec l’anglais » et a été publiée le 22 février 2016 (d’ailleurs, il y a une faute dans le titre puisqu’il manque une majuscule… pour un linguiste, c’est un comble non ? Héhé. Je ferais mieux de me taire avant qu’on me fasse le relevé de toutes les fautes que j’ai sûrement laissé passer sur mon site, moi). Il y explique que les Français ne sont pas nuls en anglais, mais que c’est l’anglais qui est trop difficile. En ma qualité de professeur de français et d’anglais, je vais donc reprendre ici point par point les arguments qui m’ont déplu ou fait tiquer. En effet, cette vidéo qui, en soi, n’a rien de choquant présente une conclusion que je trouve assez néfaste pour les spectateurs. Je vous recommande de la regarder en entier avant de lire ma critique pour comprendre de quoi je parle.
L’argument principal de Linguisticae est que la phonologie de l’anglais est très compliquée. En effet, c’est le point qui pose le plus de difficulté aux étudiants, car la prononciation des mots est en général imprévisible. Prenons un exemple bien connu pour resituer l’argument, le verbe to read. Au présent, on dit « I read », et au prétérit… « I read ». Mais il se prononce de deux manières différentes. Cela est impossible à deviner à la lecture. Il y a des milliers d’autres exemples pour démontrer que la prononciation de l’anglais n’est souvent pas instinctive.
Je vais cependant nuancer ce propos sur plusieurs aspects.
La prononciation n’est pas seule garante du sens
Quand Linguisticae dit que la prononciation est primordiale, bien sûr qu’il a raison. Cependant, il existe des tas d’autres facteurs (la morphosyntaxe, le contexte sémantique etc.) qui permettent à un natif de comprendre un étranger malgré une prononciation défaillante. Rares sont les exemples de phrases pour lesquels la phonétique seule est discriminante. Ça existe : en français, on a par exemple la phrase « ma belle-sœur est russe » qui prononcée par un Anglais pourrait donner « ma belle sœur est rousse ». Mais honnêtement, la plupart du temps, soit le contexte est suffisamment clair, soit tout simplement la phrase ne peut avoir de sens qu’en corrigeant mentalement la prononciation. (Un anglophone rira peut-être si vous dites « Do you want to go to the bitch », n’empêche qu’il comprendra quand même).
Le cas de -ough
Je souhaiterais revenir également sur l’étude que Linguisticae fait de la séquence graphique -ough. Voici une petite capture d’écran pour vous rafraîchir la mémoire :
C’est vrai que le digramme de consonnes gh est très particulier en anglais, mais c’est le seul qui fonctionne ainsi, et ses prononciations les plus fréquentes sont le son [f] ou l’ellision. (Dans plus de 90% des cas d’après mes recherches en m’appuyant sur des listes de mots).
Ce que j’ai à redire sur cette image : Dans la liste donnée par le vidéaste, « nought » ne devrait pas être comparé aux autres, puisque la lettre t en finale change la prononciation. C’est comme si on montrait que c’est difficile de prononcer le français parce que loi et soir ne riment pas… Ensuite, selon les accents régionaux, se prononcent de la même manière tough et cough ; though et borough (d’ailleurs Linguisticae explique la prononciation de borough en donnant un autre mot qui finit pareil : thorough : ça n’aide pas trop ceux qui ne lisent pas l’IPA…). Donc dans sa liste, en prenant pour référence l’accent américain, qui est aujourd’hui le plus entendu en raison des nombreux supports culturels, il reste 7 prononciations différentes pour -ough et non 10. Ça reste beaucoup, je vous l’accorde, mais ça me laisse le goût amer d’un exemple exagéré pour défendre son avis, et en plus je trouve ça décourageant pour des apprenants qui regarderaient cette vidéo, alors qu’ils pourraient en fait bien communiquer même avec un accent imparfait.
Les lettres muettes
Autant pour les voyelles courtes ou longues, j’admets l’argument, autant pour les lettres muettes, je le trouve fumeux. En français, on a des lettres muettes, donc c’est quelque chose qui n’est pas étrange pour un français apprenant l’anglais. Et il y en a dix fois plus en français, ce qui pose vraiment problème aux anglophones. Les finales en français sont ou pas prononcées, sans règle prévisible à l’avance et il y a des lettres muettes dans la majorité des mots.
Vous voulez des exemples ?
On ne prononce pas toutes les lettres de prêt, près, accord, blanc, poing, loup, outil, août, sac, vingt, œufs, os mais on prononce celles de but, tag, sec, cap, fournil, six, sept, huit, œuf, os (et encore, pour six et huit, ça dépend). Fils et fils se prononcent différemment en fonction de leur sens, on ne dit pas la finale de sans mais on dit celle de sens, sans parler du -ent à la fin des verbes ou des mots – vraiment ils content de belles histoires, es-tu content ? – Et oserions nous évoquer le sujet qui fâche ? Celui du H ! Bref, nous les Français, on est rodés à cet exercice, et ça ne nous pose pas particulièrement de problème d’admettre que cela puisse exister aussi en anglais.
(Info subsidiaire : dans le premier paragraphe de cette section, j’ai compté environ 45 mots sur 82 qui ont une lettre muette, variable à trois ou quatre près en fonction des liaisons. En traduisant ce même paragraphe en anglais, je trouve 3 lettres muettes sur 81 mots, dans les mots people, which et could.)
Pour conclure le chapitre de la phonétique, je voulais ajouter deux éléments primordiaux qu’aurait dû, à mon sens, relever Linguisticae.
- On ne passe pas assez de temps à enseigner / à étudier la prononciation, alors que ça devrait être un cours sur trois au collège. Je me souviens avoir appris les règles de prononciation de la terminaison -ed du prétérit en seconde ou première, alors que c’est une règle simple et très instinctive à laquelle on devrait entraîner les élèves dès qu’on aborde le prétérit ! On ne fait que de l’écrit pour une langue qui, comme le souligne Linguisticae, est ardue à l’oral. Je citerai un article dont s’est d’ailleurs inspiré Linguisticae lui-même : « La porte d’entrée phonologique reste la porte d’entrée principale de l’anglais. C’est une étape incontournable si l’on veut éviter les échecs qui concernent plus de 40 % des Français. » (référence à la fin de cette analyse)
- Les Français préfèrent assumer leur accent français plutôt que de tenter d’améliorer leur prononciation, ce qui risque d’attirer les moqueries des autres. Yohann, de la chaîne Ma vie aux Etats-Unis, dans sa vidéo « Comment devenir bilingue » explique qu’au lycée on se moquait de lui quand il essayait de bien prononcer. « Les gens des fois rigolaient parce que, on est gênés, on est timides, on a peur, donc quand quelqu’un essaye de bien faire forcément ça gêne un petit peu » Tout le monde est tellement complexé par son accent que c’est un sujet de nervosité, et que personne n’ose se lancer de peur de paraître ridicule. Dans une université américaine, j’ai assisté à des cours de français imposés pour des jeunes entre 17 et 20 ans, et le climat n’y est pas du tout le même. Le prof instaure une atmosphère de laboratoire expérimental où tout est permis tant que la finalité reste de s’exprimer en français, et personne ne se permet de se moquer de l’accent des autres. Les élèves sont tout à fait bienveillants les uns par rapport aux autres, et c’est aussi parce que le prof ne les reprend pas à chaque mot et ne guette pas la faute.
Voilà pour la phonétique. Je ne remets pas en cause le fait qu’il est difficile d’apprendre à prononcer l’anglais, juste qu’on pourrait remédier facilement à cette difficulté avec un enseignement plus adapté. Mais si vous voulez vous casser la tête je vous propose le poème anglais suivant qui est à la fois joussif et frustrant.
Parlons maintenant rapidement de la modernisation de l’écriture
Lingui (je me permets) explique que l’orthographe anglaise n’est pas harmonisée par une instance spécialisée. Cela ne l’empêche pas de se modifier. Ainsi hiccough s’écrit-il aujourd’hui la plupart du temps « hiccup ». L’orthographe, surtout sous l’impulsion des américains, se modernise (colour devient color). Donc oui, l’orthographe est difficile à maîtriser, et va de pair avec la prononciation, mais elle tend à se moderniser quand même.
Venons en à la grammaire.
Voilà ce que nous dit Lingui : les auxiliaires modaux donnent aux phrases des « structures particulièrement bizarres ». Est-ce qu’en français on a des trucs aussi tordus, hein ? Bah en fait oui. En français, comme dans n’importe quelle langue, il existe également beaucoup de bizarreries, par exemple avec le subjonctif. Pourtant, ce n’est pas parce qu’un Anglais se trompe là-dessus qu’on ne va pas le comprendre. La négation aussi pose pas mal de problèmes ; mais la phrase « il n’y a pas personne » reste compréhensible, bien qu’incorrecte. C’est pareil en anglais ! De petites erreurs comme « Do you must » ou « I become not » seront comprises quand même. Tout revient encore une fois à un complexe de la perfection qu’on demande aux Français d’atteindre avant même de juger leur capacité à communiquer efficacement.
Souvent, j’ai trouvé que des élèves américains s’exprimaient extrêmement bien en français, puis en réécoutant des enregistrements, je me suis rendu compte de toutes les petites fautes qu’ils faisaient mais qui n’entravaient pas la compréhension, car ils compensaient avec leur expressivité, leur langage corporel, des reformulations, un contexte. La communication passe avant tout par l’aisance et l’assurance, et les élèves français sont tellement complexés par les langues qu’ils ont du mal à s’exprimer. Linguisticae affirme que les Français sont meilleurs en espagnol. Je n’ai jamais étudié l’espagnol, malheureusement ; je ne peux donc pas donner mon avis. En revanche j’ai étudié l’allemand, langue avec laquelle je n’avais aucune affinité, et je n’ai jamais réussi à atteindre un bon niveau, tout simplement parce que les profs nous reprenaient sans arrêt sur les cas et la grammaire au lieu de passer outre et nous faire parler. Pourtant aujourd’hui encore je comprends plutôt bien l’allemand, mais je suis incapable de m’exprimer.
Parlons des comparaisons tirées entre l’anglais et le français.
Il nous dit que l’anglais est opaque avec ses prépositions à tout va comme dans « have to »… Attendez une seconde… « T’as pas à savoir ! » « J’ai une lettre à écrire »… Mais attendez… Ça serait pas exactement la même structure ? Lingui aurait pas utilisé exactement le mauvais exemple ?
Bon bref, trêve de troll, l’anglais fonctionne différemment du français, c’est clair, mais ce n’est pas sur ce critère qu’on se doit de juger la difficulté d’une langue. Je ne vois pas bien en quoi c’est un argument valable.
Comparer l’anglais au français a ses limites. On trouverait stupide par exemple qu’un Anglais nous dise : le français c’est difficile parce qu’on dit « avoir 10 ans » et pas « être 10 ans ». Ça me fait le même effet pour certains arguments de la vidéo, comme la remarque suivante : « [l’anglais possède] 6 temps dont les valeurs ne correspondent pas tout à fait à celles du français » ; « il est arrivé hier ne se traduira pas par he has arrived yesterday » Pour moi, là, clairement, on touche à l’argument invalide. « To see off », « to do someone in », oui, c’est bizarre, les prépositions. Dans toutes les langues il existe des locutions opaques, qui répondent à la logique intrinsèque de la langue en question. L’anglais est une langue de prépositions, et donc les locutions prépositionnelles sont nombreuses, et donc on y trouve beaucoup d’étrangetés. Chacun sa croix. MAIS (car il y a un mais) soyez rassurés les amis ! Car pour toutes les locutions chelous avec préposition, typiques de l’anglais, vous pouvez trouver un équivalent plus simple et/ou plus transparent.
On peut en effet noter qu’étant donné l’histoire commune entre la France et l’Angleterre, l’anglais est infesté de mots latins ou de vieux français. Il est donc extrêmement aisé de faire des correspondances lexicales, et on peut toujours essayer de se la jouer bilingue en glissant un mot en -tion à condition de le prononcer « cheun ». Bon, parfois ça marche pas. Mais on sait jamais, sur un malentendu…
Et puis bon, remportent le prix des arguments merdiques les deux suivants : (attention, je préviens, j’ai cité approximativement)
Y’a beaucoup de verbes irréguliers.
…
Dans toutes les langues vivantes putaing ! Ça tient à la nature même d’une langue vivante ! Ça fait pas de l’anglais une langue insurmontable ! Surtout que pour le coup c’est vraiment de l’apprentissage par cœur…
Les Français qui apprennent l’anglais doivent faire attention au contexte.
Tiens c’est qu’en anglais ça. Je suis sûre qu’en espagnol y’a jamais besoin du contexte.
Bref, ce qui m’embête dans la vidéo de Linguisticae n’est pas ce qu’il dit, mais le message final qui va ressortir pour beaucoup de ses spectateurs : si tu es nul en anglais ce n’est pas parce que tu ne te donnes pas de mal mais parce que c’est trop dur et puis de toute façon ça sert à rien, alors tu as raison de ne rien glander.
Cette vidéo véhicule le mauvais message au public concerné.
Pour moi la solution n’est ni de commencer plus tôt et imposer l’anglais aux enfants, ni de supprimer les sous-titres etc. Je ne suis pas pour le fait d’imposer telle ou telle langue à quelqu’un, et d’ailleurs je pense que le fait d’imposer une langue tout court aux élèves de collège font qu’ils sont des élèves captifs (=forcés) et donc pas motivés à apprendre, ce qui baisse le niveau de motivation des autres élèves et du prof, ainsi que la vitesse de progression. En revanche, je suis pour réformer l’enseignement des langues en France et suivre un modèle plus proche de celui utilisé pour l’enseignement du FLE. Passer par plus de jeux de rôles, de couleurs, de dessins, de chansons, moins de grammaire, arrêter de reprendre l’élève à chaque faute et se concentrer sur l’oral plus que sur l’écrit afin que la motivation première soit de savoir communiquer et non d’avoir de bonnes notes, et ce quelle que soit la langue qu’il apprend. Si l’enseignement des langues devient celui-ci, non seulement les élèves auront plaisir à apprendre une langue, mais les enseignants auront plaisir à l’enseigner et ainsi tout le monde est content ! Donc le problème demeure bien pour moi une éducation nationale figée et qui n’a pas conscience de la réalité de l’enseignement, avec un programme harmonisé et imposé aux enseignants qui se voient obligés de suivre des méthodes qu’ils n’approuvent pas. Et c’est bien pour cela que j’ai choisi le FLE.
Il faudrait aussi que les élèves arrêtent de penser qu’une langue s’apprend toute seule, et que c’est magique. Sans travail, sans pratique, sans effort, peu de gens peuvent intégrer une nouvelle langue. Aucune méthode n’existe qui n’exige pas un travail de la part de l’élève. C’est primordial, au contraire. Il faut prendre du temps pour apprendre du vocabulaire, en passant par des chansons apprises par cœur, des lectures etc, il faut pratiquer, faire des phrases, essayer d’écrire ou de se parler dans sa tête, il faut regarder des films sans sous-titres français, aller au-devant de la langue pour progresser sans arrêt. Et avant tout, il faut avoir une motivation autre que les bonnes notes. Honnêtement, ça ne fonctionne pas. Il faut trouver son intérêt propre à apprendre telle ou telle langue.
La conclusion que fait Linguisticae est la suivante (citation non-exacte mais pas loin) : « Ce n’est pas parce que les gens sont des branleurs ou parce que l’enseignement est particulièrement merdique, c’est parce que l’anglais est complexe ». C’est faux.
Vous êtes bien des branleurs les gars, je vous le confirme.
Sources (je suis super nulle pour citer mes sources, et là en l’occurrence à part chercher la phonétique des mots un peu partout j’ai pas vraiment de sources à citer)
http://www.huffingtonpost.fr/odile-golliet/difficultes-apprendre-langlais_b_8250836.html
http://bdl.oqlf.gouv.qc.ca/bdl/gabarit_bdl.asp?id=3738
http://www.internationalphoneticalphabet.org/ipa-sounds/ipa-chart-with-sounds/
Vidéastes de talent :
- Dirtybiology (science)
- Vsauce (science mais américain)
- DanyCaligula (philosophie, politique, sociologie)
- Usul2000 (politique, sociologie)
- Autodisciple (développement personnel)
- MisterJday (analyses de pubs, de clips et de youtube)
- Les Parasites (courts métrages)
- Golden Moustache (sketchs… et long métrage !)
- ET BIM (sketchs)